Le Théâtre Vollard

Par Agnès Antoir*

« Vollard » ? Qui à La Réunion, à part une petite élite cultivée, attribue ce patronyme au célèbre collectionneur d’art du début du XXème siècle ? Depuis les années 1980 et maintenant encore pour beaucoup, « Vollard », c’est « le théâtre Vollard ». Trente ans de créativité- une vingtaine de pièces –  qui ont  durablement bouleversé le paysage théâtralde l’île de La Réunion et font désormais partie de son patrimoine culturel.

Un théâtre né sous le signe d’Ubu

A l’aube des années 80, sur les planches sudistes de La Réunion, Emmanuel Genvrin s’empare d’Ubu Roi d’Alfred Jarry. IL en souligne les créolismes et donne à la jeune compagnie qu’il fonde le nom de Vollard, le Réunionnais marchand de tableaux parisien, ami de Jarry. Il choisit ensuite d’adapter Tempête du Martiniquais Aimé Césaire, pour ses images tropicales et le thème de l’esclavage. Très vite, la rareté du répertoire ultramarin le pousse à écrire lui-même ses propres pièces. Ainsi naît Marie Dessembre, créée en 1981 pour la première célébration de l’abolition de l’esclavage. Cette œuvre traitant des événements de 1848, révolutionne le théâtre à la Réunion et suscite l’engouement du public. S’ensuit une série de créations au succès jamais démenti.

Nouveau jeu, nouveau style d’écriture dramatique, musique et usage du créole, sujets historiques méconnus en écho aux préoccupations contemporaines, la compagnie Vollard d’Emmanuel Genvrin fait irruption dans le monde culturel insulaire, avec une insolence ubuesque qui atteint son apogée dans les années quatre-vingt-dix, par une sorte de retour aux sources, avec un Votez Ubu Colonial audacieux et provocateur. Synthèse de Jarry et d’Ambroise Vollard, cette réécriture à la satire mordante d’Ubu dans une Réunion contemporaine a valu à Emmanuel Genvrin quelques coups de bâtons peu amènes de la part des institutions.Ce qui l’a amené à interpeller son public et le pouvoiren posant la question « Quelle Culture ? ». Il n’en reste pas moins que « Le Théâtre Vollard » a marqué de son empreinte la vie culturelle, a laissé des souvenirs impérissables de plaisir théâtral aux plus anciens, formé quantité de comédiens, influencé beaucoup de metteurs en scènes. Bref, Emmanuel Genvrin s’est imposé comme fondateur du théâtre contemporain réunionnais.

 Pour concevoir la nouveauté qu’a apportée cette compagnie, il faut revenir au contexte de la fin des années soixante-dix.  Un théâtre proposant un répertoire majoritairement classique prévaut dans les milieux aisés à côté d’un théâtre de patronage dit « créole » parce qu’il met en scène dans le style boulevardier, des situations de la vie quotidienne : mariages, cocuages, migration, rapports entre habitants de différentes ethnies, des Hauts et des Bas. Le parler créole fonctionne alors comme ressort comique, facteur à la fois d’identification et de distanciation. 

Fête masquée

Dans ce contexte figé et bipolarisé, le Ubu roi décapant de 1979 surprend le public. La mise en scène privilégie une conception festive et spectaculaire du théâtre, dans le style des succès métropolitains de Mnouchkine ou Savary. Inventive, dynamique et gaie, elle utilise dans les premières pièces Marie Dessembre, Torouze, des masques inspirés de la comédie italienne ou de la tradition africaine, un maquillage appuyé, des costumes caricaturaux comme ceux des «  commères » de Nina Ségamour. Note La gestuelle outrée rappelle le style de la commedia dell’arte, l’alternance de scènes burlesques et de tableaux émouvants, danse, musique et chansons, le théâtre dans le théâtre et la participation des spectateurs, séduisent un public nombreux touchant toutes les classes de la société.

Cette recherche a évolué au fil des créations, au rythme soutenu pendant les années quatre-vingts. Les personnages se psychologisent, des acteurs de caractère comme Arnaud Dormeuil, « Tizom » dans Torouze, sont devenus des vedettes publiques, acteurs fétiches de la troupe. 

Espaces et scènes.

Emmanuel Genvrin, Pierre-Louis Rivière, Henri Segelstein, Alain Aloual Dumael, auteurs ou metteurs en scène  associés innovent par l’investissement d’espaces «  hors les murs », selon l’expression de Guy Dumur. Ce choix contribue grandement à l’engouement des Réunionnais pour ce théâtre inventif. Il contrarie les habitudes de classe et conduit une population jeune à oser aller au théâtre dans une île où de toutes façons les scènes théâtrales ont plus ou moins disparu. Un seul lieu de représentation existe en effet à cette époque, le théâtre en plein air de Saint Gilles, au milieu de nulle part. Le dramaturge et sa compagnie s’installent au « Grand Marché », marché couvert de Saint Denis, pour Marie Dessembre. Ils y montent et démontent ensuite la structure pour l’adapter aux premières créations. Puis ce sera un cinéma désaffecté et sa cour permettant aux spectateurs d’Etuves de se déplacer avec les acteurs, une gare de l’ancien «  ti train » pour Lepervenche et enfin, les vestiges d’ une usine de fonderie, «  Jeumon » avec ses ateliers ouvrant de multiples possibilités d’occupation de l’espace pour des mises en scènes à grande échelle comme celles de Millenium, Carousel et de Quartier Français, spectacles avec automobiles etdéfilé carnavalesque.

La scénographie, toujours étonnante, est indissociable de la création. Elle se sophistique avec la participation à partir d’Étuves d’Hervé Mazelin, compagnon du théâtre universitaire de Caen d’Emmanuel Genvrin : cirque au début pour Marie Dessembre, cabaret avec orchestre et punch servi aux premières tables pour Nina Ségamour et Séga Tremblad, fête foraine pour Carousel puis gradins utilisés comme décor pour Étuves, dans la salleet fête républicaine reconstituée dans la cour du vieux Cinérama de La Possession avec repas servis à l’entracte comme plus tard pour Ubu Colonial.  L’action de cette pièce se situe dans une gargote, sorte de table d’hôte de la « Mère Marcelle » où dans l’intention de d’infantiliser le public, on l’installe sur des bancs et des tables de maternelle. La recherche sur l’espace scénique atteint une forme de perfection dans la scénographie de Lepervenche investissant spectaculairement tout l’espace de la gare désaffectée de La Grande Chaloupe. Les spectateurs y arrivent dans une vieille micheline réhabilitée pour l’occasion et ils assistent à une forme de « théâtre panoramique », qui se joue aussi loin que porte leur regard, comme dans un film !  Pièce restée pour cela dans la mémoire des Réunionnais.

Public acteur

Le travail sur les lieux a favorisé la participation active du public. D’abord étonné dans Tempête par l’entrée d’acteurs et de marionnettes géantes dans la salle, puis invité à monter sur scène pour danser dans Marie Dessembre, à manger à l’entracte de nombreux spectacles, le spectateur est incité à prendre part au jeu.  Provoqué et pris à partie par les acteurs, il est selon les spectacles, contraint à se déplacer, à voter, devenant assemblée sportive, politique, révolutionnaire, comme dans Nina Ségamour ou Etuves.  Après avoir bu un verre à l’hôtel Métropole, il peut serrer la main d’un Sarda Garriga en grande marionnette, être obligé à prendre son ticket de rationnement dans Lepervenche, monter dans un manège dans Carousel ou participer à une tombola truquée dans Votez Ubu Colonial. Public acteur, public décor, public conquis par le sens de la fête qui a assuré le succès de la compagnie. 

Cette recherche sur les lieux et l’espace théâtral, cette implication du public ne sont pas que mise en scène esthétique ou spectaculaire, artificielle, elle fait sens et concourt à une approche historique et dramatique qui redonne sa place à un peuple réunionnais souvent coupé de son histoire, effacé du récit de ses origines les plus lointaines comme des plus récentes, oublié dans la narration de ses modes de vie.

Atmosphères

Constitutive des créations d’Emmanuel Genvrin ou de Pierre-Louis Rivière, la musique – chère aux Réunionnais – est omniprésente et les textes de chansons et de chœur scandent chaque pièce.  Cette partie musicale est dévolue aux personnages et donc sur scène aux comédiens dont l’auteur et metteur en scène a exigé d’ailleurs qu’ils soient eux-mêmes musiciens. Elle a été de plus en plus travaillée au fil des années avec la compagnonnage de Jean-Luc Trulès, fondateur du groupe Tropicadéro, créateur d’une  musique originale proprement locale à base de ségas et maloyas aux rythmes ternaires ou d’inspiration africaine et jazzy. Cette priorité accordée à la musique depuis les chants madécasses poignants de Marie Dessembre jusqu’aux folles chansons de Votez Ubu Colonial,s’est affirmée comme la spécificité du Théâtre Vollard. Colandie et Runrock  prennent même la forme de comédies musicales. Plus tard, les chansons de Sega Tremblad, célébration à la gloire des ségatiers réunionnais, se sont intégrées au panthéon du répertoire populaire au point de devenir pour l’une d’elle, «  Cafrine », le refrain du confinement lors de la pandémie de 2020 ! A côté d’une musique gaie et polissonne, c’est surtout la beauté des chœurs et des tableaux qui a créé une atmosphère particulière, une émotion chaque fois renouvelée. Inoubliable pour les spectateurs de ces « années Vollard ». Qui ne se souvient de la voix fragile de Jasmin s’égrenant dans la nuit de la gare de la Grande Chaloupe ou de la puissance des chants de Millenium ? Vieux rêve de « théâtre total » qui se concrétisera finalement au début des années 2000, par la réalisation de trois opéras lyriques « d’outre-mer », Maraina, Chin et Fridom.

Le créole au théâtre

Quant à l’utilisation du créole, encouragé par la recherche universitaire en linguistique et la parution d’un opus d’Axel Gauvin « Du créole opprimé au créole libéré (Défense de la langue réunionnaise) »,en 1977,  il a apporté un vrai bouleversement sur les planches réunionnaises , pour la première grande création Marie Dessembre en 1981. Il n’est plus en effet, une référence plaisante et grotesque mais un parler naturel. L’hostilité, alors, d’un certain public et des milieux conservateurs  au Théâtre Vollard provient de l’incongruité, selon eux, de l’usage du créole sur scène, réservé au quotidien, banni des écoles et de l’expression artistique, sentant trop à cette époque, la revendication indépendantiste- voire « communiste ». Débat bien émoussé désormais par la généralisation, voire la systématisation qui en a été faite par la suite dans toutes les formes artistiques, médiatiques et politiques, à affirmation fortement identitaire. La plupart des pièces écrites ensuite par Emmanuel Genvrin, sont pour une grande part, en créole, les répliques en français réservées au « pouvoir », passant de façon simplement mimétique d’une langue à l’autre. Cependant la créativité de l’auteur se développe aussi dans l’usage dramatique qu’il fait de la langue créole. Il en exprime toute la puissance, souvent comique, dans la saveur crue et imagée des dialogues. Dans toutes les pièces, fusent des jeux de mots sur le décalage créole -français, faux amis, déformations phonétiques ou sémantiques. A cet égard, les répliques des grosses commères de Nina Ségamour ou les querelles du couple de colons de Runrock, restent des morceaux d’anthologie, sans oublier certains néologismes genvrinesques comme le «  Outre-merde » tonitruant qui ouvre Ubu Colonial. Emmanuel Genvrin a par ailleurs contribué à révéler les qualités poétiques du créole, langue métaphorique magnifiquement adaptée aux chansons et aux mélopées des chœurs,  formes de «songs » bréchtiens qui accompagnent le drame, le commentent, l’anticipent et permettent une distanciation ou selon le cas une identification. Pour ces raisons, ce théâtre présente toute sa saveur et sa richesse linguistique en version d’origine, à consulter impérativement ! Pierre-Louis Rivière, lui, invente une langue de théâtre française déstructurée, « explosée » par le créole. C’est ainsi que ces créations « vollardiennes » ont participé fortement à ce mouvement intellectuel et culturel entamé dans les années quatre-vingts qui a donné au créole ses lettres de noblesse. 

Un théâtre historique

Emmanuel Genvrin – tout comme Pierre-Louis Rivière –, metteur en scène de ses propres œuvres, a imposé un style théâtral qui a été plébiscité par le public réunionnais, souvent imité, par des troupes naissantes, issues, pour un certain nombre, de son vivier d’acteurs. Mais ne nous y trompons pas, l’adoption d’un jeu s’écartant du réalisme,  larecherche sur les lieux et l’espace théâtral, limplication du public et bien entendu l’omniprésence du créole et de la musique,  ne sont  pas que mise en scène esthétique ou spectaculaire, artificielle et  dans l’air du temps, elle fait sens déjà par la liberté revendiquée d’une nouvelle expression théâtrale et concourt à une approche historique et dramatique qui redonne sa place à un peuple réunionnais souvent coupé de son histoire, effacé des récits de ses origines les plus lointaines comme des plus récentes,  oublié dans la narration de ses modes de vie.En ce sens, le théâtre d’Emmanuel Genvrin se veut politique. Son  l’originalité a été d’élaborer une nouvelle dramaturgie proprement réunionnaise par  l’exploration  de l’ histoire de l’ile, par l’inscription des sujets de ses pièces dans la réalité sociale et culturelle. Les créations de Pierre Louis Rivière, quant à elles plus intimistes, s’immiscent dans le quotidien de la vie réunionnaise.

Pour ce passionné d’histoire,le passé de l’Ile de la Réunion, le plus souvent ignoré et non enseigné, constitue en effet une source d’inspiration très riche. Marie Dessembre, création originaleécrite pour la première célébration de l’abolition de l’esclavage en 1981, raconte l’histoire d’une nativité un 20 décembre 1848. Cet épisode essentiel de l’histoire réunionnaise qui a vu l’arrivée du commissaire de la République Sarda Garriga et la libération des esclaves est méconnu à cette époque-là. Mais l’idée de l’auteur n’est pas de raconter une histoire édifiante. Il s’agit de présenter la société réunionnaise dans ses origines et les profondeurs de son inconscient collectif : héritage de l’esclavage, racisme latent, maternité triomphante et paternité non assumée. La théâtralisation d’un drame passé enfoui au cœur de l’âme réunionnaise, souvent refoulé parce que ressenti comme honteux ou humiliant et les références humoristiques aux événements de 1981 -changement de gouvernement non plébiscité à La Réunion, jeux politiciens, retournement de vestes- provoquent à la fois émotion et rires chez le spectateur. Et nous trouvons dans cette première pièce des thèmes qui sont ensuite récurrents dans le reste de l’œuvre théâtrale d’Emmanuel Genvrin : abus de pouvoir, rapports maîtres-esclaves, mélange des races, lutte contre un pouvoir colonial ou post-colonial sclérosé et paternaliste, 

De la Révolution française et des prémices de l’Abolition de l’esclavage, jusqu’à l’histoire finalement récente de la départementalisation, avec ses héros Lépervanche et Raymond Vergès, c’est avec toute l’histoire de leur île que les Réunionnais ont renoué grâce à Emmanuel Genvrin. Le public a aimé voir revivre la société réunionnaise pendant la guerre de 40, dans Nina Segamour, les années 50 et l’époque de la décolonisation dans Colandie, la Révolution avec les Blancs divisés et les Noirs impatients de s’émanciper dans Etuves, l’époque de la départementalisation dans Lepervenche puis les années 50, 60,  les « années Debré » et son Bumidom, dans Séga Tremblad  et Quartier Français. Il a même pu dans Runrock, se projeter dans un futur qui aurait vu l’Ile de la Réunion s’agrandir de ses laves, occasion d’évoquer «  La Sakay », une sorte de colonisation d’un coin de Madagascar par les Réunionnais,  et faire un détour par l’An Mil, avec ses folies religieuses et ses épidémies, ses peurs millénaristes d’Apocalypse , qui entrent étrangement en  résonance avec les années 2020.

 Avec Lepervenche, les sujets se sont politisés plus nettement, les références à l’époque contemporaine qui ont toujours parasité ironiquement les pièces inscrites dans une histoire passée se sont faites plus précises jusqu’à se déchaîner dans Votez Ubu Colonial . Ainsi, né sous les auspices de dérision et de révolte de Jarry, le théâtre d’Emmanuel Genvrin a-t-il gardé l’esprit et les thèmes de son inspirateur : une satire sociale et politique mordante, la caricature de la bourgeoisie égoïste et stupide, l’antimilitarisme, la moquerie de l’administration, la dénonciation du matérialisme, des jeux du pouvoir et de l’ambition. Leur traitement par le grotesque de l’exagération, la simplification des personnages ont perpétué la conception Jarryque de la dramaturgie qui propose à l’acteur de dépouiller la personne au profit du personnage.

Un théâtre épique au double contemporain.

Car si l’auteur se nourrit d’une documentation conséquente, souvent le fruit d’un travail de collecte minutieux aux Archives, pour autant il ne propose aucune reconstitution réaliste. Les héros de l’histoire ne sont pas ceux attendus : Lepervenche a pris la place du plus connu fondateur de la départementalisation, Raymond Vergès, et Sarda Garriga n’est qu’une marionnette. Les héros sont plutôt des anonymes, des petites gens représentatifs du peuple réunionnais, esclaves ou affranchis, émigrés, petits planteurs ou colons désargentés, comédiens, musiciens, beaucoup de femmes, bref des figures auxquelles les spectateurs peuvent s’identifier et ainsi entrer dans leur histoire méconnue par une autre porte que celle de la narration officielle. Une histoire sans hauts faits ni personnages célèbres, une histoire du peuple.

Mais le récit s’opère dans un perpétuel va et vient entre l’histoire ancienne et l’histoire contemporaine, par allusions et superpositions habiles et malicieuses. Les anachronismes sont légions, source de comique et de satire parfois cruelle dont Ubu Colonial est peut- être le point d’orgue. L’histoire épique se dédouble alors en une histoire contemporaine qui s’écrit par bribes au fur et à mesure des créations et s’éclaire à la lumière du passé. 

Archétypes réunionnais et contradictions insulaires

Point de psychologie individualiste non plus des personnages mais des sortes d’épures, résultats d’amalgames de divers caractères qui  proposent des archétypes. L’enjeu est plutôt de saisir les constantes et les non-dits de l’âme collective réunionnaise. Avec humour, distance critique et complicité affectueuse à la fois, Emmanuel Genvrin se saisit aussi bien des traits de caractères avoués voire déjà caricaturés que des malaises profonds, indéfinissables et plus ou moins refoulés , il aborde des sujets sensibles, touche à des tabous, extirpe des secrets., Son théâtre nous  donne à voir une Réunion, lourde de son passé esclavagiste et colonialiste, une société de contradiction où se côtoient riches privilégiés et pauvres gens, cultivés et analphabètes, profiteurs et délaissés du progrès, où s’enchevêtrent sentiment d’infériorité et extrême fierté, attirance et haine du « zoreil », où le sens de l’honneur fait vite basculer dans le crime. La femme y joue un rôle primordial. Les Nina, Colandie, personnages éponymes, Paola de Lepervenche   ou Elise- Diana– émigrées de l’ancienne et  nouvelle génération de Sega Tremblad, héroïnes d’une soirée,  restent en nous, porteuses de tristesse et de rêve, de courage et d’espoir. Plusieurs pièces révèlent l’affrontement parfois douloureux de l’attachement à l’insularité et du désir de fuite, la déception et l’humiliation de l’émigration, le heurt des traditions, des superstitions et des modes importées, l’attrait pour le fonctionnariat et le prestige de la voiture. Et caractère profond du peuple réunionnais, l’amour de la danse et de la musique, la gaieté qui camoufle la violence sous-jacente. La célébration, enfin, du métissage avant que ce terme n’appartienne aux discours obligés. 

La mythologie : légendes et croyances.

Pour ce psychologue de formation, les croyances, légendes et mythes si prégnants à la Réunion, sont source essentielle d’inspiration, explication de bien des comportements, dérives, violences et folies. De nombreuses pièces abordent ces domaines de l’irrationnel et de l’inconscient. Torouze et Séga Tremblad , notamment, l’une dont l’action se joue sur l’île au début du siècle et l’autre en métropole à une époque récente. Pour la première, le titre « Torouze » fait d’abord allusion à la légende d’une voiture rouge déjà évoquée dans Nina Ségamour, voiture mortifère, tueuse ou par métonymie à l’origine de disparition de jeunes filles. La pièce met en scène plusieurs personnages de légendes comme Grand-mère Kal, Grand Diable et surtout un « jacquot », personnage mi-homme mi-bête, un peu sorcier, qui intervient dans les cérémonies malbars, dédoublement du valet comorien du jeune héros de retour dans son île qui guérit d’une maladie étrange grâce à l’intervention de toutes ces magies. Dans Séga Tremblad , Elise le personnage principal, ancienne chanteuse est prise de « tremblad », c’est à dire « d’un genre de saisissement », qui l’a rendue aveugle, happée par une forme de folie qui contamine tout son entourage. Cette « tremblad » née d’une douleur profonde liée entre autres à l’émigration, ne peut être guérie que par l’arrivée d’un personnage , médiatrice entre l’île heureuse et la banlieue sinistre, entre un passé de croyances et de superstitions et la cruauté de la vie métropolitaine.  Comme le noir Marron de la légende chantée en prologue, Elise est sauvée par la Vierge Noire. Les allusions aux superstitions, aux croyances et aux rites magiques courent dans toutes les pièces de l’auteur qui sait habillement en tirer un parti dramatique tout en laissant décrytper les explications rationnelles et psychologiques de l’inconscient humain. Cette composante enrichit en tout cas l’œuvre d’une sorte d’étrangeté inquiétante et d’une épaisseur onirique envoûtante dont témoignent les chœurs.

La place de l’artiste.

Enfin parmi les multiples facettes qui composent cette œuvre, il en est une qui discrètement  s’impose, c’est le rôle de l’artiste. Deux pièces lui sont véritablement consacrées Etuves et Baudelaire au paradis, mais dès les premières pièces apparaissent des personnages qui sans faire partie du chœur, organisent, contextualisent et expliquent l’action : Monsieur Loyal noir ou blanc, musiciens, présentateurs. Omniscients comme l’écrivain, ils rappellent l’histoire, précisent les rapports sociaux, dénoncent. Dans les scènes de théâtre dans le théâtre, les personnages deviennent comédiens. Dans le dernier acte de Nina Ségamour, ils montent une pièce « créole » écrite à l’époque pétainiste par Anne Marie de Gaudin de Lagrange pour la fête de Jeanne d’Arc : «  Printemps de France ». Cette pièce présentée en tant que « vrai théâtre, avec un vrai texte, avec des personnages honorables qui disent des choses qu’on aime entendre », est bien sûr en creux une allusion aux critiques adressées au théâtre Vollard, ridiculisées par un jeu maladroit et emphatique. Dans Colandie , la comédie est initiée par une troupe de  « compagnons » vêtue de défroques militaires, sorte de choristes qui finalement s’avèrent acteurs : «  glissons-nous dans d’autres êtres » disent-ils. Quand s’achève la pièce, on ne sait plus si l’histoire de Colandie partie trouver un mari en métropole était réelle ou non. Manière de réfléchir à la création artistique entre fiction et vérité, mise en garde efficace certainement contre les mirages et les injustices. Cette construction qui permet de brouiller le récit, permet une efficace distanciation par rapport à l’« histoire » racontée. Elle  trouve son aboutissement dans une des pièces majeures Etuves . Celle-ci imagine que des comédiens se réunissent dans un local , les Etuves, abritant  pendant la Révolution l’Assemblée Coloniale, pour monter L’esclavage des nègres , pièce abolitionniste d’Olympe de Gouges.note. Cet enchâssement d’une pièce dans l’autre est l’occasion d’une réflexion sur les métiers du théâtre, acteurs et  metteurs en scènes et leur rôle politique dans la société. Baudelaire au Paradis, enfin, qui s’empare des zones d’ombre concernant le voyage du poète dans l’océan Indien et son séjour supposé à l’île Bourbon, est l’œuvre la plus intéressante sur la nature de l’artiste et son inspiration. Emmanuel Genvrin fait de Baudelaire, un jeune auteur solitaire, déconcertant, «  baroque », insolent et cynique, anticonformiste et abolitionniste. Une sorte de poète engagé – du moins en paroles- loin de l’école de « L’art pour l’art ».  Inspirée du poème en prose « La Belle Dorothée », la pièce est centrée sur la rencontre de Baudelaire et de Jeanne Duval, cette « bizarre déité brune », « Venus noire » qui a marqué de son empreinte toute sa vie et une partie de son œuvre, initiatrice aux voluptés de la nuit, aux parfums et aux paradis artificiels. Baudelaire au paradis évoqueaussi cette nature foisonnante de ces « pays chauds et bleus » dont l’imprégnation va fonder la poésie du poète . Le lecteur ou spectateur de cette pièce peut y percevoir sans doute un double d’Emmanuel Genvrin, dont l’inspiration est l’île de la Réunion.

Ainsi, inspiré de la réalité historique et sociale de l’île, imprégné de sa mythologie, le théâtre de la compagnie Vollard, mélange d’histoire présente et passée, alternant gravité et humour et portant sur scène des images fortes, met à vif l’âme réunionnaise. Il en a écrit une forme d’épopée, héritage culturel indéniable et le public qui l’a applaudi, s’est reconnu en lui.

Agnès Antoir

*Professeure émérite de littérature, présidente du Théâtre Vollard de 2002 à 2023.